Carl Gustav Jung : le parcours ambitieux d’un psy mystique et ambivalent

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Carl Gustav Jung est un psychiatre suisse né le 26 juillet 1875 et décédé le 6 juin 1961 dans son pays natal. Ses travaux fortement inspirés par les expériences paranormales et mystiques ont largement contribué à définir les fondements théoriques du « développement personnel ».

Dès ses débuts de jeune psychiatre, Jung est attiré par le génie psychanalytique de Sigmund Freud (1856-1939). Jung se forme à la psychanalyse freudienne pour progresser et avancer dans ses activités de jeune thérapeute. Ambitieux et cherchant à se faire un nom dans sa profession, Jung trouve en S.Freud un « père guide » et mentor.

Dans sa progression vers la notoriété, obtenue par ses fonctions dans différentes institutions psychanalytiques, et par l’accueil que lui fait les États-Unis intéressés par sa manière de déconstruire la psychanalyse freudienne, Jung affirme ses divergences avec S.Freud et rompt avec la psychanalyse. Jung crée sa « psychologie analytique » fondée sur ses orientations spirituelles et mystiques (1).

Un jeune psychiatre cherchant sa voie…

Ayant une mère passionnée depuis toujours par le spiritisme et les tables tournantes, Jung, encore jeune psychiatre en fin d’études, fait de ces pratiques ésotériques le sujet de sa thèse. L’esprit mystique et religieux l’habitera tout au long de sa vie et influencera amplement ses travaux et ses écrits.

Psychiatre à Zurich, Jung entre en contact en 1906 avec Sigmung Freud, le fondateur de la psychanalyse résidant à Vienne. Jung a lu les premiers travaux remarquables de Freud : Les publications de 1894 sur les symptômes hystériques, les phobies, les obsessions, les névroses d’angoisse, les psychonévroses de défense, « L’Interprétation des rêves » (1899), « Psychopathologie de la vie quotidienne » (1901).

Jung s’implique dès lors activement dans le développement de la psychanalyse et sa pratique. Il devient membre de la Société psychanalytique de Vienne fondée en 1908 par Sigmund Freud. Dans de nombreuses correspondances Jung se confie à Freud, qu’il considère comme un père de vingt ans son aîné. Freud croit avoir trouvé en Jung son successeur pour perpétuer les travaux de recherche en psychanalyse.

De l’ascension à la notoriété

En 1908 Jung organise à Salzbourg un congrès international de psychanalyse. Une revue spécialisée, destinée à faire le lien entre Vienne et Zurich, est créée lors de ce congrès par Jung et Freud. C’est en 1909 que le premier numéro de cette revue est éditée, Jung en est le rédacteur en chef. La revue acquiert une renommée internationale, en particulier aux États-Unis, intéressant rapidement de nombreux scientifiques. La proximité entre Jung et Freud se confirme de plus en plus : Jung participe à la création d’une société suisse de recherches freudiennes, rassemblant des psychiatres et des médecins. Jung donne ses premières conférences dont il tire un certain succès.

Alors que Freud souhaite que Jung concentre ses efforts sur les travaux de recherche en psychanalyse, le psychiatre suisse nourrit d’autres préoccupations. En effet son orientation vers les sciences occultes, notamment pour les phénomènes parapsychologiques, l’éloigne de la clinique psychanalytique freudienne.

Jung reçoit à son cabinet privé une nouvelle clientèle américaine très fortunée et médiatique. Sa clientèle et ses revenus augmentent considérablement. La notoriété de Jung s’accroît aux États-Unis. Il devient membre honoraire de la Société américaine de recherches psychiques pour ses « mérites comme occultiste » (2)

Dissidence et affirmation de sa propre théorie analytique

En 1911 Freud adresse à Jung des critiques pour ses dérives dans ses travaux psychanalytiques. En effet Jung s’appuie de plus en plus sur les domaines religieux et mythologiques dans ses travaux. Par ailleurs, Jung n’assume plus convenablement ses obligations de président de l’Association psychanalytique internationale. (3)

En 1912, lors de ses conférences aux États-Unis, Jung expose ouvertement en quoi ses idées autour du concept de libido divergent de celles de Freud. Ce dernier voit alors en Jung un dissident (4). Jung écrit sa premier version de « Métamorphoses et symboles de la libido », publié en 1912.

C’est au congrès international de médecine organisé à Londres en 1913 que Jung présente sa nouvelle théorie qu’il nomme la « psychologie analytique », confirmant la fracture avec la psychanalyse Freudienne. L’orientation Jungienne se focalise dès lors sur une approche spirituelle. Ce congrès en 1913 actera la rupture entre Freud et Jung.

Une dérive mystique pour un public adepte

La rupture avec Freud bouleverse profondément Jung. Ce dernier traverse un état de désorientation personnelle, subissant vraisemblablement une phase de dépression importante, certains ont parlé d’épisode « psychotique ou para-psychotique » (5)

Dans cette mème période Jung démissionne de son poste à l’université de Zurich. « J’étais sur la voie qui me menait vers mon mythe » expliquera-t-il plus tard dans son autobiographie (6). Jung rédige à cette même période « Les Sept sermons aux morts » (1916), celui-ci serait « son écrit le plus mystique dans lequel il se perçoit sous les traits du gnostique Basilide, créateur de l’Abraxas » (7)

La théorie jungienne, soutenue par trois principales militantes aux États-Unis et en Angleterre, poursuit son avancée (8). En 1926 Jung se recentre sur sa « Psychologie analytique » et donne de nombreuses conférences pendant plusieurs années. L’Association de Psychologie Analytique obtient d’Edith Rockefeller McCormick (1872-1932), une des adhérentes américaines fortunées de l’association (9), une très belle propriété où siège toujours aujourd’hui l’Institut C. G. Jung de Zürich.

En 1935 Jung est invité par le corps médical britannique à l’Institut de psychologie médicale de la clinique Tavistock, fondé en 1920 et premier centre de thérapie psychanalytique anglais. Jung y présente sa théorie de « l’inconscient collectif » (10).

A la sortie de la guerre 39-45, Jung publie son ouvrage « Psychologie et Alchimie » en 1947, puis en 1951 « Aïon, études sur la phénoménologie du Soi » qui traite du processus « d’individuation » (11) et de « la figure christique ». A cette même période une polémique éclate concernant les relations que Jung a entretenues avec le nazisme lors de son ascension au pouvoir (12).

Jung donne sa dernière conférence aux Journées d’Eranos en 1951 (13), présentant son concept de « synchronicité », introduit dans son ouvrage « Aïon, études sur la phénoménologie du Soi ». « Son concept de synchronicité est le point culminant de cet intérêt ésotérique, ce qui a contribué à le discréditer au sein de la communauté des psychanalystes et des psychiatres » (14). En 1956, il publie le second tome de son ouvrage « Mysterium Conjunctioni » consacrées à l’alchimie.

L’orientation « spirituelle et religieuse » des concepts jungiens, feront de son auteur plus un « théologien mystique » qu’un psychanalyste (15).

Récupération et déviance pour un marché lucratif

Les décennies suivantes verront de nombreux domaines de la psychologie et de la psychothérapie s’inspirer largement des concepts jungiens pour développer des théories diverses sur « la personnalité de l’individu » : La réalisation de soi, l’accomplissement de soi, la libération de son potentiel, la transcendance de soi…

De nombreuses pratiques en découleront constituant ainsi le marché du « développement personnel » que nous connaissons aujourd’hui. Dans les secteurs professionnels des techniques managériales seront inventées sur ces mêmes fondements dans la recherche d’une maximisation de soi, du surpassement individuel, de « booster » ses performances personnelles… tels de nouveaux paradigmes pour Homo Sapiens du XXIème siècle.

Pour conclure, il est intéressant de revenir sur les propos de Luc Mazenc qui a soutenu une thèse de sociologie à l’université Pierre Mendès-France de Grenoble II en 2001 intitulée « Les nouveaux mouvements religieux (NMR) et les nouveaux mouvements sociaux (NMS) dans le procès de mondialisation. Pour une phénoménologie sociologique des mutations de la modernité » :

« L’impact de la pensée de Jung sur la dynamique d’émergence du New Age est en effet fondamental. Pour le New Age, la psychologie jungienne constitue, à la fois, un pôle d’identification culturelle, un pôle de légitimation scientifique et institutionnelle. Et le New Age a participé activement à la destruction du freudisme aux Etats-Unis, à la suite du jungisme. La correspondance entre Freud et Ernest Jones atteste des redoutables campagnes de dénigrement de la psychanalyse orchestrées par les ligues puritaines américaines. L’archétypologie néo-platonicienne de Jung — avec, au centre du dispositif, la figure (védantique) du «Soi» et le «processus d’individuation» — est en effet une donnée majeure des idéologies politico-religieuses du New Age » […]  « Parvenu au terme de sa quête, au terme du «processus d’individuation», l’être réalisé, individué, peut agir dans le monde à partir du «Soi» et non plus seulement à partir du psychisme personnel. Jung définit le Soi comme l’espace, le point focal de la psyché où l’«Esprit surconscient» (Dieu) se manifeste. L’accès à l’«inconscient collectif» — « … un immense réservoir de savoir ancien concernant les relations entre Dieu, les hommes et l’univers.» — oriente la thérapie jungienne. » [ …]  James Hilmann, qui fut psychanalyste jungien, a montré combien la «doctrine de la synchronicité» pouvait induire un effondrement de la conscience historienne, une négation de l’ego historique. Le «processus d’individuation» n’est qu’un fantasme note Hillman, qui condamne fermement les thérapies New-Age, lesquelles «… finissent par nier la nécessité de l’anormalité » et de la marginalité sociale. Thérapies postulant de surcroît que la maladie serait le signe d’un péché contre l’esprit. A ce propos, nous avons remarqué plusieurs fois combien des rapprochements sémantiques abusifs en vogue dans le New-Age pouvaient entretenir et renforcer une terrifiante culpabilité. Nous avons entendu maintes fois des adeptes et des (pseudo) «psychothérapeutes spirituels» signifiant à leurs amis malades ou à leurs patients que leurs souffrances n’étaient que le déroulement d’un processus purificateur: «Le mal-a-dit», «c’est un avertissement du ciel.». Nous avons vu des patients(es) finir leurs vies dans une intense culpabilité. Le rédemptionnisme de bon nombre de «psychothérapies» New-Age (fort lucratives par ailleurs) peut apparaître parfois comme une «technique» non seulement liberticide mais aussi extrêmement dangereuse » (16)

(1) La psychologie analytique – https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Gustav_Jung  –  « Le postulat fondamental de la psychologie analytique est que la psyché est dans son essence « naturaliter religiosa » (en latin : « naturellement religieuse » ). La psychologie analytique se propose ainsi de donner du sens à la psyché, qu’elle nomme l’« âme » et propose une forme de développement de soi menant à la découverte de sa propre totalité : « La psychologie analytique nous sert seulement à trouver le chemin de l’expérience religieuse qui conduit à la complétude. Elle n’est pas cette expérience même, et elle ne la produit pas. Mais nous savons par expérience que sur ce chemin de la psychologie analytique nous apprenons l’« attitude », précisément, en réponse à laquelle une réalité transcendante peut venir à nous » Lettre de Jung à Hélène Kiener, 15 juin 1955. Carl Gustav Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées

(2) « Carl Gustav Jung » wikipedia – https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Gustav_Jung

(3) « Carl Gustav Jung » – wikipedia – https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Gustav_Jung  –  Historique sur l’Association psychanalytique internationale – https://fr.wikipedia.org/wiki/Association_psychanalytique_internationale

(4) « c’est le désir d’éliminer ce qu’il y a de choquant dans les complexes familiaux, afin de ne pas retrouver ces éléments choquants dans la religion et la morale, qui a dicté à Jung toutes les modifications qu’il a fait subir à la psychanalyse » – Sigmund Freud (trad. Serge Jankélévitch), Cinq leçons sur la psychanalyse : Contributions à l’histoire du mouvement psychanalytique, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1966 (ISBN 2-228-88126-0),  143-144.

(5) « Après sa rupture d’avec Freud qui l’avait un temps intronisé président de la première Association internationale de psychanalyse, Carl Gustav Jung vécut à partir de 1913 des années d’un intense désarroi qui s’apparentait à un épisode psychotique, ou à tout le moins, para-psychotique » Michel CAZENAVE – https://www.universalis.fr/encyclopedie/le-livre-rouge-c-g-jung/#i_4041

(6) « Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées » Autobiographie partielle de Carl Gustav Jung (1875-1961), qu’il a entreprise en 1957, une partie des éléments ayant été recueillie par Aniéla Jaffé.

(7) https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Sept_sermons_aux_morts_et_autres_textes –  « Les Sept sermons aux morts » est un ouvrage écrit par Carl Gustav Jung en 1916. Il est habituellement qualifié de gnostique car Jung y relate une vision qu’il a eue et dans laquelle il prend connaissance, sous les traits de Basilide, de ce qu’est le Plérôme »

(8) Les deux américaines : Kristine Mann (1873–1945) et Eleanor Bertine. Et l’anglaise : Mary Esther Harding (1888 – 1971). Elles sont considérées comme les premières psychologues jungiennes d’importances aux États-Unis.

(9) https://en.wikipedia.org/wiki/Edith_Rockefeller_McCormick – «  En 1913 Edith Rockefeller McCormick se rend à Zurich pour être soignée pour dépression par Carl Gustav Jung et contribue généreusement à la Société de psychologie de Zürich »

(10) https://fr.wikipedia.org/wiki/Inconscient_collectifDe nombreux psychologues et psychothérapeutes développeront dans les décennies qui suivront leurs propres théories de la personnalité fondées sur les concepts Jungien d’inconscient collectif et son corollaire d’ archétype.

(11) https://fr.wikipedia.org/wiki/Individuation_(psychologie_analytique) – « Dans de nombreux écrits de la psychologie analytique, ce concept est synonyme de : réalisation personnelle, cheminement vers la découverte de soi »

(12) Élisabeth Roudinesco « Carl Gustav Jung, De l’archétype au nazisme. Dérives d’une psychologie de la différence »  Revue L’Infini (n° 63) – 1998, Gallimard  –  / –  «Jung: le Christ Aryen. Les secrets d’une vie.» de Richard Noll- édition Plon 1997.   – / –   «  Carl Gustav Jung fut fasciné par le nazisme de 1932 à 1940; il y voyait «l’expression de l’âme créative et intuitive.» (revue «Cultures», N° 24). Ce n’est qu’après 1940 qu’il révisa ses opinions. D’ailleurs, le Journal Français de Psychiatrie (N°11) a rappelé la reconnaissance officielle de la psychothérapie jungienne par le IIIème Reich, tandis que C. G. Jung servait le régime nazi et que la psychanalyse freudienne était vouée aux autodafés. Ces réalités ont très longtemps été tenues secrètes; on a pu montrer qu’elles avaient été occultées par l’un des traducteurs de Jung. L’Institut International de Psychologie jungienne n’a reconnu ces faits qu’en 1999 ». Propos de Luc Mazenc dans sa lettre du 2 janvier 2005 au Courrier des Lecteurs du Nouvel Observateur à la suite de la publication du dossier : « Psy ou Médicaments, comment choisir ? » (n° 2093)

(13) https://fr.wikipedia.org/wiki/Cercle_Eranos – Cercle Eranos – Première période (1933-1988) – « Ces rencontres annuelles […]  étaient internationales et interdisciplinaires, les participations intellectuelles étant dédiées à des disciplines diverses […] dans une orientation, au sens large, spiritualiste »

(14) « Carl Gustav Jung – Une œuvre mystique ou scientifique ? » https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Gustav_Jung

(15) Karl Abraham, « Critique de l’essai d’une présentation de la théorie psychanalytique de C. G. Jung » in Psychanalyse et culture, Payot, Petite Bibliothèque Payot, Coll. Sciences de l’homme, 1966,

(16) – Propos de Luc Mazenc dans sa lettre du 2 janvier 2005 au Courrier des Lecteurs du Nouvel Observateur à la suite de la publication du dossier : « Psy ou Médicaments, comment choisir ? » (n° 2093)